Le cessez-le-feu proposé hier soir par les États-Unis et l’Ukraine aux Russes révèle, une fois encore, l’illusion d’une diplomatie qui se pense en dehors du réel.
L’histoire ne se suspend pas sur simple injonction, et croire qu’un accord arraché sous la pression suffira à apaiser les tensions, c’est méconnaître ce qui est à l’œuvre dans ce conflit. Pendant que certains espèrent conjurer la guerre par la parole, d’autres redessinent les cartes et l’histoire nous apprend que la Russie de Poutine ne respecte pas les accords. Alors où est l’Europe dans cette équation ? Où est sa voix, où est sa volonté ? Hier encore, les Américains ont dicté les termes du débat. Et nous, que faisons-nous, sinon constater notre propre effacement ?
L’incroyable inculture historique de la plupart des commentateurs officiels ou non de la vie politique européenne me désole. Ainsi en est-il de la question « russo-ukrainienne », selon l’abominable jargon actuel qui n’a plus rien de « diplomatique », depuis qu’il est pris en main par les États-Unis et la Russie.
L’Ukraine est européenne, affirme-t-on avec raison. Mais si l’on dépasse le régime qui sévit aujourd’hui en Russie, alors celle-ci l’est tout autant, soyons-en sûrs. Peut-être pas dans l’intégralité de sa géographie, mais dans sa culture, sa civilisation, son histoire.
Bien plus encore, la Russie et l’Ukraine, par bien des aspects, ne sont pas historiquement et culturellement dissociables. C’est l’agression russe en Crimée puis au Donbass qui a fait, dans le malheur, le sang et le courage, de l’Ukraine une véritable et grande Nation. Il reste que, pour qui connaît l’histoire, la Russie est tout autant « ukrainienne » que l’Ukraine est « russe ». Pour s’en convaincre, il n’est que de rappeler que Kiev est le berceau de la civilisation russe, comme Soissons et sa région le sont pour nous, et que chez tout Russe, il y a, au sens de la filiation, du sang ukrainien, comme chez tout Ukrainien, il y a du Russe. Les mariages entre Russes et Ukrainiens ne peuvent même être qualifiés de « mixtes », à moins que l’on considère que les unions entre Provençaux et Catalans en soit.
Ces considérations ne sont pas une manière de remettre en cause l’existence et l’indépendance de l’Ukraine, que j’affirme avec force, mais de replacer ce conflit dans sa profondeur historique. Ce qui se joue n’est pas un affrontement manichéen entre l’Europe et la Russie, et encore moins entre l’Est et l’Ouest, comme on le disait autrefois. L’Amérique, en nous imposant son prisme, nous a fait perdre notre propre géographie.
Les États-Unis ne sont plus les libérateurs de 1945 ni même ceux de 1989. Cette vision simpliste a nourri, et nourrit encore, le nationalisme russe au lieu de le combattre. Oui, la Russie a violé brutalement le droit international. Mais l’Occident, États-Unis et Europe ensemble, a manqué à sa parole, celle qui, après l’effondrement du mur de Berlin, consistait à ne pas étendre l’OTAN jusqu’aux frontières russes.
Il faut le dire clairement : la Russie, en tant que telle, n’est pas notre ennemie. La désigner ainsi, c’est renforcer Poutine. Son régime est né de la faiblesse de la Russie et du mépris avec lequel nous avons traité ce pays. C’est en l’isolant que nous avons nourri le ressentiment qui le porte aujourd’hui.
La France et l’Europe occidentale n’avaient aucun intérêt à suivre aveuglément la politique de Washington, et nous voyons bien maintenant que « le Roi est nu ». À l’inverse, c’est par son indépendance que l’Europe pourra jouer un rôle fondamental dans ce conflit et dans sa résolution. Encore faudrait-il qu’elle en ait la volonté, car c’est cela la souveraineté et rien d’autre.
Dans cette affaire, la Russie et les États-Unis, par la voix de leurs Présidents, savent ce qu’ils veulent. Et nous ?
Autrefois, le général de Gaulle en appelait aux mânes de l’Europe, celle qui s’étend « de l’Atlantique à l’Oural ». C’est cette perspective que nous devrions reprendre aujourd’hui. Pourtant, nous restons les spectateurs impuissants d’une partie qui se joue sans nous, tandis que les Américains négocient dans notre dos et que les Russes dictent leurs termes.
Pourtant, c’est dans le cadre européen que le conflit entre l’Ukraine et la Russie devrait être résolu.
Car il faut bien le comprendre : Poutine n’est ni un homme du XIXe siècle ni même du XXe. Il n’est ni l’héritier des tsars ni celui de Staline. Il est un homme du XXIe siècle, l’un des visages de ce courant réactionnaire et populiste qui traverse l’Europe et une partie du monde. Face à lui, avons-nous d’autres politiques à opposer que notre allégeance et notre renoncement ?
Et si c’était aux vieilles nations d’Europe, alliées à d’autres grandes nations et à leurs peuples, de redonner vie au chemin démocratique qui nous sert de boussole depuis 1945 ? C’est ce que je crois profondément.